XII
Bob Morane et Bill Ballantine avaient marché jusqu’à la nuit, qui tombait plus vite dans la forêt, sur les traces de Sophia Paramount et d’Aristide Clairembart. Un peu avant que l’obscurité se fit totale, Morane avait récolté une provision de fagots d’ocote, un pin résineux dont on faisait d’excellentes torches. Son bois brûlait longtemps et donnait une flamme vive.
En dépit des remarques de l’Écossais, la marche reprit à travers les ténèbres que la lueur des torches d’ocote dissipait heureusement sur plusieurs mètres. Parfois, Morane s’arrêtait. À l’aide d’une lampe électrique, il fouillait la jungle à la recherche des traces laissées par la machette de Clairembart, ou il inspectait le sol pour y relever des traces de pas dans l’humus. De temps à autre, le silence était troublé par le cri de protestation d’un saragato[8] dérangé dans sa quiétude nocturne.
La nuit était déjà fort avancée quand les deux amis atteignirent le sommet de la dépression de l’autre côté de laquelle s’étendaient les ruines. La lune d’argent, haute, pleine, éclairait tel un phare. Aucune végétation n’en tamisait la lumière et, là-bas, les pierres, lavées par les averses tropicales, brillaient de l’éclat du marbre. Avec, par endroits, les taches lépreuses des mousses et des moisissures.
D’un mouvement du bras tendu, Ballantine désigna les flancs et le fond de la combe couverts d’herbes basses, au vert criard sous la lumière crue de la lune.
— L’impression, commandant, que la piste s’arrête ici… Comment découvrir des traces du passage de nos amis dans cette salade ?
Morane désigna une tache blafarde sur le tronc d’un jeune balata, dont l’écorce avait été entamée sur une longueur équivalant à la surface de deux mains. Un coup de machette selon toute évidence. Le suc de l’arbre, non encore solidifié, coulait en traînées blanchâtres.
— Regarde cette entaille, Bill, dit Bob. Elle a été faite intentionnellement. Il n’y avait aucune raison de donner un coup de machette en cet endroit. En outre, elle est encore relativement fraîche, et elle ne peut qu’avoir été laissée par le professeur…
— Il pensait donc qu’on se lancerait sur ses traces et sur celles de Soso ? risqua l’Écossais.
— Peut-être, Bill, peut-être…
Pointant le menton vers les ruines éclatantes de blancheur sous la lune, Bob poursuivit :
— La piste s’arrête peut-être ici, mais Sophia et Aristide ne peuvent que s’être rendus là-bas… Ce sera donc notre but à nous aussi…
— Et si nous attendions le jour ? proposa timidement l’Écossais.
Morane connaissait suffisamment son ami pour savoir que ses origines celtes réveillaient parfois en lui des superstitions ancestrales. Crainte des spectres, des ténèbres, de la magie… Mais Bob savait aussi que, chez l’Écossais, la raison triomphait toujours et l’aidait à balayer ses craintes instinctives.
— Nous allons visiter ces ruines dès à présent, décida Morane. Qui sait ce qui pourrait se passer si nous attendions le jour ?…
— Croyez-vous que le professeur et Soso soient là-bas ?
— Je ne vois pas où ils pourraient avoir voulu se rendre, sinon dans ces ruines… Quand on prononce le nom du professeur Clairembart, on pense automatiquement, justement, à des ruines.
— Et si nous les appelions ? proposa le colosse. Ils nous entendraient peut-être… Les sons portent loin dans la nuit…
Mais ils eurent beau unir leurs voix, hurler à de nombreuses reprises les noms de leurs amis, ils n’obtinrent pas la moindre réponse. Finalement, Morane décida :
— On y va !
Ils s’avancèrent sur la pente, atteignirent le fond de la combe. Sans cesser d’avoir l’index sur la détente de leurs AK 47. À tout moment, ils s’attendaient à une agression. Ils ne savaient pas pourquoi. L’instinct du danger sans doute. Pourtant, rien ne se passait. D’ailleurs quel ennemi aurait bien pu se dissimuler dans ces herbes courtes. À part un serpent. « Un serpent à plumes, bien sûr », avait dit Bill avec un ricanement contraint.
Arrivés à hauteur des vestiges archéologiques, les deux amis s’arrêtèrent. Devant eux, au sommet de la dépression, les ruines leur apparaissaient presque en gros plan. Portiques écroulés, colonnades cyclopéennes pareilles à d’énormes bougies à demi consumées et, au-delà, la masse de la pyramide sommée de son temple. Le tout d’un gris de pierre ponce, parfois tournant au blanc criard suivant les hasards des rayons lunaires. Avec les grilles verticales, d’un noir profond, des arbres calcinés.
— M’a l’air plutôt désert le coin, dit Bill. Si on appelait encore ?
Le géant mettait déjà les mains en porte-voix de chaque côté de la bouche pour hurler, mais Morane lui posa la main sur le bras.
— Non, Bill… Attends… Moins nous ferons de bruit, mieux cela vaudra…
— Vous avez une idée derrière la tête, commandant ?
— Sais pas… Peut-être… Mais continuons…
Regardant avec une attention accrue autour d’eux, ils s’avancèrent à travers le champ de pierres. Certaines atteignant le volume d’un camion de cinq tonnes, offraient des guirlandes de masques cyclopéens qui, usés, retaillés par le temps, n’en devenaient que plus hostiles. Le jeu des rayons de lune donnait l’impression que leurs mâchoires hérissées de crocs s’ouvraient pour se refermer sur les intrus, les dévorer.
Tout à coup, Bob Morane s’immobilisa, cria :
— Montrez-vous !
En même temps, de sa main libre, il braquait sa Kalachnikov vers l’endroit où il avait vu bouger les broussailles. Une voix fit, sur un ton de supplique :
— Ne tirez pas, señor !… Ne tirez pas !… C’est Lupito… Lupito… Vous vous souvenez ?
Bob et Bill avaient reconnu la voix. Les broussailles bougèrent à nouveau et le métis apparut. Il tremblait de tous ses membres, répétait :
— Ne tirez pas, señor !… Ne tirez pas !…
— Où sont nos amis ? interrogea Morane. Vous les avez abandonnés ?!
Le métis secoua la tête avec véhémence.
— Non, moi pas les abandonner… Eux abandonné moi… Eux partir par là…
Il pointait un doigt tremblant en direction de la pyramide, épais fantôme clair derrière la grille sinistre des troncs noircis par le feu.
— Pourquoi ne pas les avoir accompagnés ? jeta brutalement Bill Ballantine.
Nouveau mouvement de tête de Lupito.
— Moi… pas vouloir… Beaucoup demonios là-bas… Recuerdo… Souvenez-vous amis à moi mourir… Tués par demonios… Recuerdo… Serpientes… con plumas… con plumas… Recuerdo…
— Et il y a longtemps qu’ils sont partis ? interrogea Bob.
Le métis haussa les épaules.
— No sabe… Tress,… quatro… Quiza cinco haras… No sabe… Je ne sais pas… Trois… quatre… Peut-être cinq heures… Je ne sais pas…
— Et ils ne sont pas reparus ?
— No… no… J’ai attendu… Pas revus…
— Donc, conclut Ballantine en montrant la pyramide, ils doivent encore être là…
— Tout ce qui nous reste à faire, dit Morane, c’est aller voir…
Il s’adressa à Lupito.
— Vous avez déjà visité le temple ?
Signe affirmatif du métis.
— Alors, enchaîna Morane, vous allez nous montrer le chemin… Cela nous fera gagner du temps et, justement, je ne crois pas que nous ayons du temps à perdre…
En lui-même, il pensait « … si nous voulons retrouver Sophia et le professeur vivants… s’ils sont encore vivants… »
Le refus du métis fut véhément. Il agitait la tête en tous sens, faisait de grands signes des bras, gémissait :
— Non, señor, no… Beaucoup demonios là-bas… Lupito a très peur… Lupito demeurer ici… Vous attendre…
— Vous allez nous conduire, insista Bob. Nous n’avons rien à faire de vos terreurs de vieille femme…
S’entendre qualifié de « vieille femme » calma un peu le métis. Macho comme tous les Latino-Américains, il se sentait touché dans sa vanité. Il hésita. Hésitation que Bill Ballantine balaya définitivement en brandissant sa Kalachnikov et en déclarant :
— Et si vos demonios s’attaquent à nous, nous avons de quoi les mettre en fuite.
Presque en même temps, le colosse poussait en avant le métis qui ne résista plus. Ce qui ne l’empêcha pas de continuer à trembler de peur.
Lupito en tête, les trois hommes s’avancèrent à travers les ruines. Parfois, Bill devait envoyer une bourrade au métis pour l’obliger à avancer.
Venant du temple, au sommet de la pyramide, une rumeur monta. Un bruit de voix qui psalmodiaient. Quelques hurlements étouffés. Des battements feutrés de tambours. Avec, par-dessus, en appoggiature, des sifflements de flûtes mal accordées. En même temps, de vagues lueurs tremblantes, issues sans doute de torches, transparaissaient par les ouvertures de la voûte.
À droite, puis à gauche de l’arcade ruinée que les trois hommes s’apprêtaient à franchir, quelque chose bougea. Deux silhouettes qui, tout de suite, se précisèrent dans la lueur dansante des torches d’ocote. Deux silhouettes humaines, mais écrasées, rampantes, couvertes de plumes et prolongées par une queue reptilienne également emplumée. Des hommes, oui, mais qui rampaient comme des lézards. Leurs visages, crispés de tics, trahissaient un intense désespoir et, d’entre leurs lèvres s’échappaient des sifflements étranglés.
En apercevant les deux monstres, le métis bondit en arrière, disant dans un râle :
— Hombres-serpientis… Serpientes con plumas… – Les hommes-serpents… Serpents à plumes…
Tout de suite, Bob avait braqué son AK 47 sur l’un des monstres ; Bill sur l’autre. Se voyant menacée, l’une des apparitions poussa un sifflement strident et disparut hors du cercle de lumière, pour se fondre dans les ténèbres. L’Écossais gardait son arme braquée, cria à l’adresse de l’être qui lui faisait face :
— Ne bougez pas surtout !…
Le monstre emplumé tenta de fuir en rampant à reculons, mais il se heurta à un énorme moellon qui le bloqua.
— Que signifie ce carnaval ? interrogea durement Bill…
— Demonios… demonios…, gémit Lupito en se signant.
La Kalachnikov braquée, Ballantine s’approcha du monstre, tendit sa main libre. Une main aussi imposante qu’un étau de forge. Elle saisit l’homme par le cou – s’il s’agissait bien d’un homme –, le secoua violemment. Des plumes, détachées du corps déformé, volèrent en tous sens. La queue de lézard emplumé, arrachée par les chocs contre la pierre, se révéla n’être que postiche.
Une voix suppliante s’était élevée, celle du « monstre », entrecoupée de sifflements enroués.
— Ne me tuez pas… ssshrrr… Ne me tuez pas… ssshrrr… No me mata…
Certaines syllabes elles-mêmes sifflaient.
L’Écossais avait déposé son arme et continuait à secouer le « monstre » d’une main, tandis que, de l’autre, il arrachait les plumes à pleines poignées.
— Voilà votre demonios ! grondait le colosse. Voilà votre demonios !
Bientôt, le géant n’eut plus à bout de bras qu’une loque humaine, un Indien, vêtu de hardes, aux membres, bras et jambes, étrangement contournés, tordus, et qui continuait à supplier…
— No me mata… Ne me tuez pas… ssshhhrrr… No me mata… ssshhhrrr…, d’une voix toujours sifflante.
Finalement, Bill laissa retomber son prisonnier, qui demeura écroulé sur le sol. Les membres repliés sur lui-même, il esquissait des mouvements de reptation.
— No me mata… ssshhhrrr… No me mata… ssshhhrrr…
— Nous n’avons pas l’intention de vous tuer, fit Morane. Qui êtes-vous ? Que signifie ce déguisement ?
Sans savoir pourquoi, il éprouvait une pitié instinctive pour l’épave humaine toujours écrasée sur le sol, incapable, semblait-il, de se redresser.
— Relevez-vous, dit Morane en espagnol. Nous ne vous voulons pas de mal.
L’Indien demeurait collé au sol. Morane insista :
— Relevez-vous !
— No puedo, gémit l’homme de sa voix sifflante. No puedo… El médico… El médico…
— Que voulez-vous dire avec votre docteur ? intervint Ballantine.
— No puedo…, répéta l’Indien. No puedo… El médico… El médico…
Moi Julio…
Morane et l’Écossais comprenaient qu’il n’y aurait rien à tirer, pour le moment, de cette épave humaine. Bob désigna le temple, d’où montait toujours la rumeur assourdie de tambours et de flûtes, interrogea :
— Que se passe-t-il là-bas ?
— Muy Malo… ssshhhrrr… Muy Malo…, fut la réponse de l’Indien. Moi… sshhhrrr… montrer… ssshhhrrr… vous…
Pivotant sur lui-même, courbé, appuyé sur les genoux et les coudes, avec des gestes de lézard fuyant, le malheureux fila en direction de la pyramide. Bob et Bill, suivis par Lupito, s’avancèrent derrière lui.
Quand ils atteignirent l’escalier qui, se hissant le long des flancs de la pyramide, menait au temple, l’Indien-reptile s’arrêta, siffla :
— Vous éteindre torches… ssshhhrrr… Là-haut, muy malo… ssshhhrrr… Muy malo… Éteindre torches… El médico muy malo…
Morane et l’Écossais laissèrent tomber leurs torches sur le sol et les piétinèrent. La nuit se fit. Non pas totale. La lune continuait à éclairer tel un phare au rayon d’argent.
Les deux amis ne perdaient plus de temps à se demander ce que signifiait tout ça. Ni ce qui se passait là. Ni qui étaient ces hommes déguisés, aux membres tordus. Ils savaient que, bientôt sans doute, ils trouveraient des réponses à ces questions. Pour le moment, ils n’avaient qu’une idée : retrouver Sophia et Clairembart.
Toujours accroupi, prenant appui sur les coudes et les genoux, l’Indien gravissait maintenant les marches de la pyramide. Parfois, il rampait littéralement, et il devenait de plus en plus évident qu’il avait perdu l’usage de ses membres. Bob et Bill continuaient à le suivre, mais sans se soucier à présent si Lupito les suivait ou non.
Parvenu au trois quarts de la jetée de marches, l’Indien s’immobilisa, écrasé sur la pierre. Au-dessus, à quelques mètres à peine, la lueur des torches, au-delà de la porte béante du temple, se faisait plus vive. Le bruit des tambours et des flûtes devenait plus perceptible.
L’Indien pointa vers la gauche une main repliée en griffes au bout d’un bras comme atrophié, rauqua :
— Par là… ssshhhrrr…
Il s’engagea sur la paroi jadis lisse du flanc de la pyramide et que des failles, dues au travail de sape des végétaux, crevaient maintenant. En dépit de son, handicap physique, l’homme reptilien progressait vite, et Bob et Bill éprouvaient de la peine à le suivre. Ils y parvenaient néanmoins et atteignirent la face latérale de la pyramide avec seulement quelques mètres de retard. Le son des tambours et des flûtes devenait assourdissant.
Un éboulis provenant d’un pan de mur affaissé permettait d’atteindre une ouverture, provoquée par le temps, ouverte dans la voûte de l’édifice. Bob et Bill s’y hissèrent, se tapirent à son sommet dans une anfractuosité de blocs écroulés.
D’où ils se trouvaient, les deux amis avaient maintenant une vue plongeante sur l’intérieur du temple. Des torches, plantées dans les anfractuosités du pavement, éclairaient tout d’une lumière orangée, dansante.
Ce que Morane et l’Écossais remarquèrent tout d’abord fut ces trois formes humaines attachées à des protomés en forme de têtes de crocodiles stylisées, non loin d’une gigantesque effigie de Kukulkan occupé à dévorer un homme. Dans deux de ces formes, Bob et Bill reconnurent Sophia et Clairembart.
— Qui est l’autre femme ? interrogea l’Écossais.
Il s’agissait d’une jeune femme blonde que, tout de suite, Morane avait également reconnue.
— Anita Sorel, dit-il.
*
* *
Les trois prisonniers étaient vivants. De temps à autre, ils se tortillaient dans les liens qui les retenaient aux protomés. Devant eux, quatre hommes armés de carabines, debout, comme en attente. « Des métis mexicains », jugea Morane malgré l’éloignement. Sur le pourtour de la salle, une douzaine d’hommes serpents-oiseaux, revêtus de leurs oripeaux de plumes, se tenaient prostrés, leurs membres recroquevillés sous leurs corps. Le bruit de tambours et de flûtes continuait à se faire entendre. Pourtant, nulle part, on n’apercevait les musiciens. Morane et Ballantine supposèrent que cette musique, sans doute diffusée par un appareil électrique, venait de haut-parleurs dissimulés dans des coins d’ombre.
Du menton, Ballantine désigna les captifs, interrogea à mi-voix :
— Que leur réserve-t-on ?
Haussement d’épaules de Morane, qui dit sur le même ton :
— Aucune idée… Aucune importance non plus… On ne va pas attendre pour le savoir…
Et il enchaîna :
— Je vais descendre dans le temple… Tu me couvriras d’ici… À mon avis, seuls les hommes armés sont dangereux. Si l’un d’eux bouge, tu sauras te servir de ta Kalachnikov…
— Et les autres ? protesta Ballantine. Les lézards-oiseaux ?… Ils sont trop nombreux…
— Je ne pense pas qu’ils présentent un risque. D’après ce que nous avons pu juger, ce sont des êtres craintifs. J’y vais… couvre-moi…
D’un mouvement d’épaules, Morane se débarrassa de son sac. Il allait s’engager sur les épais moellons qui, éboulés à l’intérieur du temple, lui permettraient d’atteindre le fond de la salle, quand Ballantine lui posa la main sur le bras.
— Non, commandant !… Attendez…
Sous eux, un homme venait d’entrer dans leur champ de vision. Un blanc, vêtu de clair. Tout de suite, les deux amis reconnurent le visage bouffi, aux traits accusés par une courte barbe brune.
— Moro ! sursauta Bill.
L’homme qui venait de pénétrer dans le temple était en effet bien Enrico Moro, qui les avait reçus quelques jours plus tôt, à Orozco.
Morane avait sursauté lui aussi, mais il mit quelques secondes avait d’enchaîner, sur les paroles de son ami :
— Oui… Moro… Ou, plutôt, Moreau… M.O.R.E.A.U…
— Que voulez-vous dire avec votre M.O.R.E.A.U., commandant ?
— Je t’expliquerai plus tard… Pour le moment, voyons ce qui va se passer…
Moro – ou Moreau – s’était planté devant les trois prisonniers et leur parlait. Cependant, à cause de l’éloignement et de la musique de tambours et de flûtes, Bob et Bill ne pouvaient comprendre ce qu’il disait. Sophia et Clairembart répondaient, mais sans que Bob et Bill puissent les entendre davantage. Ensuite, Moro s’adressa plus spécialement à Anita Sorel, mais celle-ci lui répondait avec colère, en secouant frénétiquement la tête.
— Voudrait bien savoir ce qui se raconte là-bas, murmura Ballantine.
Morane ne dit rien. Il surveillait les moindres mouvements de Moro, sa Kalachnikov braquée dans sa direction.
À l’issue de sa conversation avec Anita Sorel, Moro avait eu un mouvement d’impuissance. Il recula de quelques pas, jeta un ordre en direction des six métis armés de carabines. Quatre d’entre eux éparpillèrent des fagots de branchages secs de façon à former un demi-cercle autour des prisonniers. Un autre se mit à vider le contenu d’un jerrycan – probablement du kérosène – sur les branchages.
Le sixième métis avait disparu. Il revint quelques minutes plus tard, porteur d’un sac à l’intérieur duquel, à en juger par les mouvements, devaient se trouver des créatures vivantes.
Rapidement, l’homme dénoua le sac et en répandit le contenu sur le sol, à quelques mètres des prisonniers. Pour aussitôt rétrograder hors du demi-cercle de branchages auquel, presque en même temps, un autre métis mettait le feu à l’aide d’une torche.
Un « plof » sourd quand le kérosène s’embrasa et un demi-cercle de feu se referma autour des créatures gisant sur le sol.
Elles étaient une douzaine et se tortillaient en tous sens. Longue chacune de deux mètres environ, il s’agissait selon toute évidence de serpents. Des serpents qui, au lieu d’écailles portaient des plumes. De belles plumes d’un vert brillant, électrique, faisant penser à celles du quetzal, l’oiseau sacré des Mayas.
— Les serpents à plumes, murmura Morane. Les serpents à plumes.
Les étranges ophidiens semblaient pris de démence, se tortillant en tous sens. Dès qu’on les avait libérés, les tambours et les flûtes s’étaient tues et on pouvait percevoir nettement leurs sifflements rageurs. Contenus par les flammes issues des branchages imbibés de kérosène, ils rampaient en direction des prisonniers. Rendus furieux par la chaleur, par l’éclat du brasier et, peut-être par une quelconque drogue qu’on leur avait fait absorber, ils découvraient leurs crochets à venin, projetés en avant, prêts à frapper.
— Ils vont attaquer ! jeta Morane. Vise les six de droite, Bill… Je me charge de ceux de gauche…
— Ouais, grogna l’Écossais, c’est le moment de faire mouche.
Les deux amis étaient d’excellents tireurs, capables d’atteindre le centre d’une cible à cent mètres, et cinquante mètres à peine les séparaient des ophidiens en fureur. En même temps, ils épaulèrent leurs armes, ouvrirent le feu.
Un premier serpent à plumes, la tête éclatée par une balle de 7.62 tirée par Morane, vola en l’air telle une grande écharpe de tissu vert emportée par le vent. Un second subit le même sort, de la main de Ballantine.
Les coups claquaient, l’un après l’autre, se suivant à intervalles de quelques secondes à peine. Et, à chaque coup, un corps serpentin emplumé était déchiqueté.
Chaque fois qu’il pressait la détente de son AK 47, Morane avait l’impression de commettre un mal irréparable, d’anéantir peut-être une espèce animale venue du fond des âges, comme l’Archéoptéryx du jurassique, mais la vie de ses amis dépendait de cette élimination.
Un seul des étranges ophidiens réussit à échapper au massacre en se faufilant entre le cercle de feu et la muraille, pour se perdre dans les ténèbres.
Un grand silence se fit, troublé seulement par les crépitements des branchages enflammés. Dans le temple, tous les visages s’étaient levés dans la direction d’où étaient venus les coups de feu.
Rapidement, Morane engagea un nouveau chargeur dans la culasse de son AK 47. Au moment où l’un des hommes armés de carabines s’apprêtait à épauler son arme. Il n’en eut pas le temps. Une courte rafale de Kalachnikov fit éclater les dalles à quelques centimètres à peine de ses pieds. Tout de suite après, la voix de Morane :
— Lâchez vos armes !… Vous n’avez aucune chance !
En bas, les hommes hésitèrent. Bob et Bill lâchèrent de nouvelles rafales. Très courtes.
— Lâchez vos armes !… hurla à nouveau Morane. Vous entendez ?!… Lâchez vos armes !
Cette fois, les métis obéirent. Les carabines sonnèrent en heurtant le sol.
Presque en même temps, Moro porta la main à sa ceinture. À la lumière fauve des flammes, son visage bouffi était empreint d’une fureur démoniaque qu’accentuait encore l’ombre de sa barbe courte. Il tira un revolver, le braqua sur les prisonniers. Tout, dans son attitude, indiquait l’intention de tuer.
— Commandant ! hurla Bill.
Morane avait vu lui aussi. Il tira presque au jugé. La balle atteignit Moro à l’épaule droite. La tête de l’humérus fracassée par la balle, Moro laissa retomber le bras qui tenait le revolver, lâcha l’arme qui rebondit sur la pierre.
— Ne tente plus rien de ce genre, Moro (il pensait Moreau), cria Morane, ou cette fois je tirerai un peu plus bas et à gauche…
Moro s’était tourné dans la direction d’où venait la voix de Bob. Sans rien dire. Son visage marquait autant l’étonnement que la colère. Du bras gauche, il tenait son bras droit à l’épaule brisée, et du sang commençait à tacher ses vêtements.
Les métis, désarmés, demeuraient indécis, lançant des regards interrogateurs à Moro. Bob leur cria :
— Couchez-vous à plat ventre, les mains croisées derrière la nuque !
Ils hésitèrent, mais une nouvelle rafale d’AK 47 les décida, et ils obéirent, s’allongèrent à plat ventre sur le sol, croisèrent les mains derrière la nuque, demeurèrent immobiles.
— Eh !… les autres, commandant ! jeta Bill. Ils se taillent.
Poussant des paroles inintelligibles entrecoupées de sifflements rauques, les hommes-reptiles-oiseaux fuyaient en se traînant en direction des issues.
— Laissons-les, dit Morane. Je ne crois pas qu’ils soient dangereux. Bientôt, devant l’effigie de Kukulkan, il n’y eut plus dans la salle que les trois prisonniers, Enrico Moro et les six métis allongés sur le sol.